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Le Malade Imaginaire : Acte III, scène 3

Beralde : Vous voulez bien, mon frère, que je vous demande, avant toute chose, de ne point vous échauffer l'esprit dans notre conversation.

Argan : Voilà qui est fait.

Beralde : De répondre sans nulle aigreur aux choses que je pourrai vous dire.

Argan : Oui.

Beralde : Et de raisonner ensemble, sur les affaires dont nous avons à parler, avec un esprit détaché de toute passion.

Argan : Mon Dieu, oui. Voilà bien du préambule.

[...]

Argan : Mais raisonnons un peu, mon frère. Vous ne croyez donc point à l'informatique ?

Beralde : Non, mon frère, et je ne vois pas que pour son salut il soit nécessaire d'y croire.

Argan: Quoi ! Vous ne tenez pas véritable une chose établie par tout le monde, et que tous les siècles révèreront ?

Beralde : Bien loin de la tenir véritable, je la trouve, entre nous, une des plus grandes folies qui soit parmi les hommes, et, à regarder les choses en philosophe, je ne vois point de plus plaisante mômerie, je ne vois rien de plus ridicule qu'un homme qui veut se mêler de faire résoudre ses problèmes à une machine.

Argan : Pourquoi ne voulez-vous pas, mon frère, qu'un homme fasse résoudre ses problèmes par une machine ?

Beralde : Par la raison, mon frère, que les ressorts de notre raison sont des mystères, jusques ici, où les hommes ne voient goutte, et que la nature nous a mis au-devant des yeux des voiles trop épais pour y connaître quelque chose.

Argan : Les informaticiens ne savent donc rien, à votre compte ?

Beralde : Si fait, mon frère. Ils savent la plupart de forts beaux langages, savent programmer en beau Java, savent nommer en anglais tous les mécanismes de leur système d'exploitation, en faire des cours et de fort belles conférences, mais, pour ce qui est de résoudre les vrais problèmes, c'est ce qu'ils ne savent point du tout.

Argan : Mais toujours faut-il en demeurer d'accord que sur cette matière les informaticiens en savent plus que les autres.

Beralde : Ils savent, mon frère, ce que je vous ai dit, qui ne résout pas grand-chose, et toute l'excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons et des promesses pour des effets.

Argan : Mais enfin, mon frère, il y a des gens aussi sages et habiles que vous; et nous voyons que dans les difficultés tout le monde a recours aux informaticiens.

Beralde : C'est une marque de la faiblesse humaine, et non pas de la vérité de leur art.

Argan : Mais il faut bien que les informaticiens croient leur art véritable, puisqu'ils s'en servent pour eux-mêmes.

Beralde : C'est donc qu'il y en a parmi eux qui sont eux-mêmes dans l'erreur populaire, dont ils profitent, et d'autres qui en profitent sans y être. Votre Monsieur Purgon, par exemple, n'y sait point de finesse; c'est un homme tout informaticien, depuis la tête jusqu'aux pieds; un homme qui croit à ses programmes plus qu'à toutes les démonstrations de mathématiques, et qui croirait du crime à les vouloir examiner; qui ne voit rien d'obscur dans l'informatique, rien de douteux, rien de difficile, et qui, avec une impétuosité de prétention, une raideur de confiance, une brutalité de sens commun et de raison, donne au travers des milliers de lignes de programmes et de listings, et ne balance aucune chose. Il ne faut point vouloir mal de tout ce qu'il pourra faire; c'est de la meilleure foi du monde qu'il vous ruinera, en ordinateurs et en logiciels, et il ne fera, ce faisant, que ce qu'en un besoin il ferait à lui-même.

Argan : C'est ce que vous avez, mon frère, une dent de lait contre lui. Mais, enfin, venons au fait. Que faire quand on a un problème complexe à résoudre ?

Beralde : Rien, mon frère.

Argan : Rien ?

Beralde : Presque rien. Attendre de l'avoir posé correctement. C'est notre inquiétude, c'est notre impatience qui gâte tout, et presque tous les problèmes se multiplient en programmant, plus qu'ils ne décroissent en nombre.

Argan : Mais il faut demeurer d'accord, mon frère, qu'on peut aider la réflexion par de certaines choses.

Beralde : Mon Dieu, mon frère, ce sont de pures idées dont nous aimons à nous repaître, et de tout temps il s'est glissé parmi les hommes de belles imaginations que nous aimons à croire, parce qu'elles nous flattent, et qu'il serait à souhaiter qu'elles fussent véritables. Lorsqu'un informaticien vous parle d'aider, d'accélérer le temps de mise sur le marché, d'optimiser les charges, d'ôter à un projet ce qui lui nuit et lui donner ce qui lui manque, de le redresser et le remettre dans les délais, lorsqu'il vous parle de rectifier le budget, de tempérer les dérives, de dégonfler la charge de travail, de raccommoder la communication entre équipes, de réparer les erreurs, d'augmenter la qualité de la production, et d'avoir des secrets pour planifier le déroulement du projet sur plusieurs années, il vous dit justement le roman de l'informatique. Mais quand vous tenez à la vérité et l'expérience, vous ne trouvez rien de tout cela, et il en est comme de ces beaux songes qui ne vous laissent au réveil que le déplaisir de les avoir crûs.

Argan : C'est-à-dire que toute la science du monde est renfermée dans votre tête, et vous voulez en savoir plus que tous les grands informaticiens de notre siècle.

Beralde : Dans les discours et dans les choses, ce sont deux sortes de personnes que vos grands informaticiens : entendez-les parler, les plus habiles du monde : voyez-les faire, les plus ignorants des hommes.

Argan : Ouais ! Vous êtes un grand docteur, à ce que je vois, et je voudrais bien qu'il y eût ici quelqu'un de ces messieurs pour rembarrer vos raisonnements et rabaisser votre caquet.

Beralde : Moi, mon frère, je ne prends point à tâche de combattre l'informatique, et chacun, à ses périls et fortune, peut croire tout ce qu'il lui plaît. Ce que j'en dis n'est qu'entre nous, et j'aurais souhaité de pouvoir un peu vous tirer de l'erreur où vous êtes, et, pour vous divertir, vous mener voir, sur ce chapitre, quelqu'une des comédies de Molière.

Argan : C'est un bon impertinent que votre Molière avec ses comédies, et je le trouve bien plaisant d'aller jouer d'honnêtes gens comme les informaticiens.

Beralde : Ce ne sont point les informaticiens qu'il joue, mais le ridicule de l'informatique.

Argan : C'est bien à lui de se mêler de contrôler l'informatique i Voilà un bon nigaud, un bon impertinent, de se moquer des logiciels et des progiciels, des didacticiels et des tutoriels, de s'attaquer au corps des informaticiens, et d'aller mettre sur son théâtre des personnes vénérables comme ces messieurs-là.

Beralde : Que voulez-vous qu'il y mette, que les diverses professions des hommes ? On y met bien tous les jours les présidents et les ministres qui sont d'aussi bonne maison que les informaticiens.

Argan : Par la mort non de diable ! Si j'étais que des informaticiens, je me vengerais de son impertinence, et, quand il fera ses liasses fiscales, je le laisserai trimer sans secours. Il aurait beau faire et beau dire, je ne lui conseillerais pas le moindre petit ERP, pas le moindre petit micro-ordinateur, et je lui dirais : "Crève, crève-toi à la tâche, cela t'apprendra à te jouer du Sicob."

Beralde : Vous voilà bien en colère contre lui.

Argan : Oui, c'est un malavisé, et, si les informaticiens sont sages, ils feront ce que je dis.

Beralde : Il sera encore plus sage que vos informaticiens, car il ne leur demandera point de secours.

Argan : Tant pis pour lui, s'il n'a point recours aux logiciels.

Beralde : Il a ses raisons pour n'en point vouloir, et il soutient que cela n'est permis qu'aux gens riches et compétents et qui ont des fonds de reste pour supporter les logiciels avec le prix de la résolution de leurs problèmes ; mais que, pour lui, il n'a justement des fonds que pour financer son affaire.

Argan : Les sottes raisons que voilà ! Tenez, mon frère, ne parlons point de cet homme-là davantage, car cela me fait perdre mon temps, et le temps c'est de l'argent.

Beralde : Je le veux bien, mon frère.

[...]